eternelle nous t’offrons. Comme toute cette histoire d’immortalite me paraissait irreelle maintenant, avec les cables d’acier du pont George Washington luisant en direction du sud-ouest, et les tours bourgeoises de Riverdale sur notre droite. Soudain, j’eus un moment de doute. Equipee insensee. Nous sommes des idiots d’avoir pris la chose au serieux, d’avoir investi meme un sou de notre capital psychologique dans une entreprise loufoque. Laissons tomber l’Arizona et obliquons vers la Floride, plutot : Fort Lauderdale, Daytona Beach. Pensez un peu a toutes les nanas bronzees de la-bas qui n’attendent qu’a se faire cueillir par des mecs sophistiques comme nous. Et, comme en d’autres occasions deja, Ned semblait avoir lu dans mes pensees. Il me lanca un coup d’?il curieux en disant :

— Ne jamais mourir. Fantastique ! Mais crois-tu vraiment qu’il y ait quatre sous de verite dans tout ca ?

II

NED

La partie la plus fascinante, la plus esthetiquement excitante pour moi, c’est que deux d’entre nous doivent perir pour que les deux qui restent soient exemptes du fardeau de leur mortalite. Tels sont les termes du pacte propose par les Gardiens des Cranes, en supposant toujours, bien sur, que la traduction par Eli du manuscrit soit correcte, et aussi que ce qu’il nous a dit soit vrai. Je pense que la traduction doit etre exacte — il est terriblement pointilleux sur les questions philologiques — mais il faut toujours envisager la possibilite d’un canular, peut-etre monte par Eli lui-meme. Ou qu’il soit lui-meme victime d’une supercherie. Est-ce qu’il est en train de jouer a un jeu subtil avec nous ? Il est capable de tout, bien sur, ce petit Juif a la tete farcie des traditions du ghetto, capable d’imaginer une histoire abracadabrante pour leurrer trois pauvres goyim sans defense vers leur affreux destin, un bain de sang rituel dans le desert. Occupe-toi d’abord du maigre, du pede, rentre-lui ton epee ardente dans son trou du cul impie. Mais il est probable que je prete a Eli plus de depravation qu’il n’en a, en projetant en lui ma propre instabilite fievreuse d’androgyne pervers. Il me parait sincere, c’est un brave Juif. Dans un groupe de quatre candidats qui se presentent a l’Epreuve, l’un doit se soumettre volontairement a la mort, et un deuxieme doit devenir la victime des deux derniers. Sic dixit liber calvariarum. C’est le Livre des Cranes qui le dit. Deux qui meurent et deux qui vivent. Un equilibre exquis de mandala a quatre coins. Je tremble sous la tension terrible entre l’extinction et l’infini. Pour Eli le philosophe, cette aventure est une version plus sombre du pari de Pascal, un voyage de quitte ou double existentiel. Pour Ned, le soi-disant artiste, c’est une question d’esthetique, un probleme de forme et d’accomplissement de soi. Qui d’entre nous connaitra quel sort ? Oliver, avec sa soif feroce de l’existence : il nous arrachera de force le flacon de l’eternite. Il ne peut pas faire autrement. Jamais il n’admettrait un seul instant la possibilite d’etre parmi ceux qui se retirent pour que d’autres puissent vivre. Et Timothy. Naturellement, il reviendra de l’Arizona intact et immortel, en brandissant la cuiller en platine qu’il avait dans la bouche a sa naissance. Les types comme lui sont faits pour s’en sortir. Comment se laisserait-il mourir, avec ce capital qui fructifie pour lui ? Imaginez un peu : 6 % d’interet compose pendant, disons, dix-huit millions d’annees. Il possederait l’univers ! Fantastique ! Ainsi, ces deux-la sont nos deux candidats tout designes a l’immortalite. Eli et moi, par consequent, nous devrons leur ceder la place, que ca nous fasse plaisir ou non. Sans attendre, les roles restant vont designer leurs acteurs. C’est Eli qu’ils tueront, naturellement ; le Juif n’est-il pas toujours la victime ? Ils lui prodigueront des paroles sucrees, en signe de reconnaissance pour avoir trouve la cle de la vie eternelle dans ses archives poussiereuses ; et, au moment rituel propice, hop ! ils le saisissent et lui font respirer une petite bouffee de cyclon-B. La solution finale au probleme d’Eli. Il ne reste plus que moi pour etre volontaire a l’auto- immolation. La decision, nous dit Eli, en citant le chapitre et le verset appropries du Livre des Cranes, doit etre authentiquement volontaire et resulter d’un pur desir de sacrifice, ou bien elle ne produira pas les vibrations desirees. Eh bien, messieurs, je suis a votre service. Vous n’avez qu’un mot a dire et je ferai ce qui sera de loin, de tres loin, la meilleure chose que j’aie jamais accomplie. Un v?u desinteresse et pur, peut-etre mon premier. Deux conditions, cependant : Timothy, tu puiseras dans tes millions de Wall Street et tu subventionneras une edition decente de mes poemes, belle reliure, beau papier, avec un avant-propos fait par quelqu’un qui s’y connait, Trilling, Auden, Lowell ou quelqu’un de cette envergure. Si je meurs pour toi, Timothy, si je verse mon sang pour que tu vives eternellement, tu feras bien ca pour moi ? Et toi, Oliver, j’ai aussi un service a te demander, oui monsieur. Causa sine qua non, comme dirait Eli. Le dernier jour de ma vie, j’aimerais passer une heure en prive avec toi, mon bel et cher ami, pour planter mon soc dans ton sol vierge. Que tu sois enfin a moi, Oliver bien-aime ! Je promets d’etre genereux avec la vaseline. Ton corps lisse presque imberbe, tes fesses fines et athletiques, ton doux bouton de rose inviole. Tout ca a moi, Oliver. A moi, a moi, a moi ! Je te donne ma vie si tu me pretes ton fion rien qu’un apres-midi. N’est-ce pas romantique ? Ton dilemme n’est-il pas delicieux ? Tu passes a la casserole, ou alors tintin. Mais tu passeras a la casserole. Tu n’as rien d’un puritain, tu es un type pratique, un moi-d’abord. Tu comprendras les avantages du marche. Tu n’as pas le choix. Fais plaisir au petit pede, Oliver. Ou alors tintin.

III

TIMOTHY

Eli prend tout ca beaucoup plus au serieux que le reste d’entre nous. Je suppose que c’est normal ; c’est lui qui a fait cette decouverte et qui a organise toute l’operation. Et, de toute facon, il a cette flamme qui couve en lui, ce mysticisme de l’Europeen de l’Est qui permet a un type de se monter la tete au maximum sur une chose qu’en derniere analyse il sait etre purement imaginaire. Ca doit etre un trait juif, lie a la kabbale ou je ne sais trop quoi. Tout au moins, je crois que c’est un trait juif en meme temps que l’intelligence, la lachete physique et l’amour de l’argent, mais en fait qu’est-ce que je sais des Juifs ? Prenez-nous tous les quatre dans cette voiture, par exemple. C’est Oliver le plus intelligent, ca ne fait aucun doute. Ned le plus physiquement lache ; il suffit de le regarder dans les yeux et il s’aplatit. Quant a l’argent, c’est moi qui l’ai, bien que je n’aie rien fait pour le gagner. Voila les soi- disant traits typiques des Juifs. Et le mysticisme. Eli, un mystique ? Peut-etre qu’il n’a pas envie de mourir, simplement. Qu’est-ce que vous trouvez de si mystique a cela ?

Pas a cela, en fait. Mais quand il s’agit de croire a l’existence d’Egyptiens ou de Babyloniens, ou de je ne sais quels immortels exiles dans le desert ; quand il s’agit de croire qu’il suffit d’aller a eux et de leur dire les mots qu’il faut pour qu’aussitot ils vous conferent le privilege de l’immortalite, alors la ! Qui peut avaler ca, a part Eli ? Oliver, peut-etre. Ned ? Non, pas lui. Ned ne croit a rien, pas meme a lui-meme. Et moi non plus. Pas de danger pour ca.

Alors. Qu’est-ce que je fous ici ?

Comme je le disais a Eli, il fait bon en Arizona a cette epoque de l’annee. Et puis, j’aime voyager. Et j’ai comme l’impression que l’experience sera interessante. Voir comment tout ca va se derouler. Voir les copains aux prises avec leur destinee dans les mesas. A quoi bon frequenter l’universite si ce n’est pas pour avoir des experiences interessantes et enrichir sa connaissance de la nature humaine, tout en se payant du bon temps ? Je n’y suis pas alle pour apprendre l’astronomie ou la geologie, mais pour observer d’autres etres humains en train de faire les cons. Ca c’est de l’education ! Ca c’est du bon temps ! Comme m’a dit mon pere le jour ou j’ai quitte la maison pour la premiere fois, apres m’avoir rappele que je representais la huitieme generation de Winchester males a frequenter cette noble institution : « Souviens-toi d’une chose, Timothy. Le seul sujet d’etude qui convienne a l’homme est l’homme. C’est Socrate qui a dit ca il y a trois mille ans, et c’est toujours aussi valable aujourd’hui. » En fait, c’est Pope qui avait dit ca au XVIIIe siecle, comme je l’ai decouvert en deuxieme annee d’anglais, mais passons. On apprend en regardant les autres, particulierement si on a gache sa chance de se fortifier le caractere dans l’adversite en choisissant trop bien ses arriere-arriere-arriere-grands- parents. Il devrait me voir en ce moment, le paternel, dans une voiture en compagnie d’une tante, d’un Juif et d’un garcon de ferme. Je suppose qu’il n’aurait rien a dire, d’ailleurs, du moment que je n’oublie pas que c’est moi le meilleur.

Ned est le premier a qui Eli a parle. Je les ai vus se chuchoter des tas de choses a l’oreille. Ned riait. « Tu te

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